Il est des oeuvres estampillées "lectures d'école". On doit, en tant que prof de français, trouver des bouquins accessibles aux élèves, et qui correspondent aux thématiques du programme. Cannibale, de Didier Daeninckx, en fait partie. J'ai donc mis à profit une heure et demie de mon été (il n'en faut pas tellement plus) pour en prendre connaissance.
Cannibale, c'est un minuscule roman (et presque une nouvelle) d'une centaine de pages. En Nouvelle Calédonie, le vieux Gocéné, en voiture avec son ami occidental Caroz, est arrêté à un barrage routier par des rebelles aux idées bien arrêtées. Défendant son ami, que les rebelles prennent, parce qu'il est blanc, pour un oppresseur, Gocéné raconte un épisode de sa jeunesse : en 1931, lui et plusieurs de ses proches kanaks ont été envoyés à l'Exposition universelle de Paris. Là-bas, on les fait passer pour une tribu cannibale arriérée, enfermée dans une cage au même titre que les crocodiles et les éléphants. Gocéné s'enfuit, et s'embarque dans un long périple au travers de Paris pour retrouver sa bien-aimée, et se confronte, sans cesse, au racisme colonial.
Alors oui, c'est vrai, il n'est jamais facile d'attaquer le colonialisme en France, et l'histoire particulière des Kanaks est elle-même particulièrement peu représentée dans la littérature française traditionnelle, d'après mes observations personnelles. Cela étant, Daeninckx, en choisissant ce titre, Cannibale, renoue avec une tradition qui remonte à Montaigne, voire à Jean de Léry : le cannibale, en littérature, cristallise ce point de la satire de la société française. Quand le lecteur naïf croit voir une peinture authentique de tribus primitives qu'il croit anthropophage, c'est en fait à une critique acérée de son propre monde qu'il assiste. Le présumé cannibale, depuis le XVIe siècle, est le miroir des vices de la société. Daeninckx doit bien le savoir, et c'est sans doute pour cela que le roman se retrouve si souvent dans les programmes de lycée : étudier Cannibale, c'est retrouver l'héritage de l'orientalisme critique et satirique, des Essais à Candide, sans oublier les Lettres persanes. On retrouvera également quelques clins d'oeil à notre histoire la plus sombre : car l'amie de Gocéné est envoyée avec quelques autres Kanaks en Allemagne par train, Daeninckx ayant sans doute voulu glisser une annonce prophétique dans son roman.
Le choix du récit enchâssé souligne aussi l'héritage d'une tradition littéraire ancienne, qu'on peut notamment renvoyer à Marguerite de Navarre (et avant elle à Boccace), puis, plus tard, aux auteurs de nouvelles du XIXe siècle : le narrateur, pour une raison x ou y, se retrouve coincé avec des interlocuteurs inconnus. Un événement extérieur (inondation, situation de guerre civile...) le pousse à raconter une vieille anecdote de sa vie, pour passer le temps, et qui éclaire d'un jour nouveau la situation dans laquelle il se retrouve prisonnier. Le récit enchâssé, c'est un peu les souvenirs d'enfance que vous raconteriez à votre voisin alors que vous êtes pris au piège dans votre ascenseur : quand vous vous séparerez, vous ne vous parlerez pas plus qu'avant, mais pendant cette attente forcée, vous avez partagé des expériences de vie, et vous vous connaissez un peu mieux. Et ça, c'est un dispositif sacrément fécond depuis des siècles.
Je le reconnais, je suis dure en affaires. La fin en queue de poisson du roman, quoique tout à fait explicable, m'a laissée sur ma faim (mais pas un mot de plus, je vous garde la surprise). Ce roman a des qualités : sa dénonciation est claire et louable, il ne manque pas de rythme, et il est vraiment accessible. On pourrait éventuellement lui reprocher de flirter avec l'écueil du "bon sauvage", mais cela nous conduirait sur des débats philosophiques interminables sous l'égide de ce bon vieux Rousseau, et là n'est pas le propos.
Le tampon "livre à lire à l'école" est éminemment compréhensible : Cannibale, c'est un livre à faire lire à de très petits lecteurs, et qui permet de faire le point sur l'argumentation, la tradition romanesque, d'ouvrir à tous les auteurs que je viens de citer et de tant d'autres... Une aubaine pour un prof de français ! Mais le problème de ce tampon, c'est que les profs et les élèves s'en lassent, et bientôt, on en vient tous à l'effet Candide : "oh, non, pas encore ce livre, je l'ai déjà lu l'année dernière !"
Mon édition : Cannibale, Didier Daeninckx, 1998. Folio, 2016.
- Jean de Léry, Histoire d'un voyage faict en la terre du Brésil, 1578 ;
- La Bruyère, Les Caractères, "De la cour", 1688 ;
- Montesquieu, Lettres persanes, 1721 ;
- Voltaire, l'Ingénu, 1767.
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Les fils de Pindorama, gravure de Théodore de Bry, 1562 |
Un roman vraiment novateur ?
Alors oui, c'est vrai, il n'est jamais facile d'attaquer le colonialisme en France, et l'histoire particulière des Kanaks est elle-même particulièrement peu représentée dans la littérature française traditionnelle, d'après mes observations personnelles. Cela étant, Daeninckx, en choisissant ce titre, Cannibale, renoue avec une tradition qui remonte à Montaigne, voire à Jean de Léry : le cannibale, en littérature, cristallise ce point de la satire de la société française. Quand le lecteur naïf croit voir une peinture authentique de tribus primitives qu'il croit anthropophage, c'est en fait à une critique acérée de son propre monde qu'il assiste. Le présumé cannibale, depuis le XVIe siècle, est le miroir des vices de la société. Daeninckx doit bien le savoir, et c'est sans doute pour cela que le roman se retrouve si souvent dans les programmes de lycée : étudier Cannibale, c'est retrouver l'héritage de l'orientalisme critique et satirique, des Essais à Candide, sans oublier les Lettres persanes. On retrouvera également quelques clins d'oeil à notre histoire la plus sombre : car l'amie de Gocéné est envoyée avec quelques autres Kanaks en Allemagne par train, Daeninckx ayant sans doute voulu glisser une annonce prophétique dans son roman.
Le choix du récit enchâssé souligne aussi l'héritage d'une tradition littéraire ancienne, qu'on peut notamment renvoyer à Marguerite de Navarre (et avant elle à Boccace), puis, plus tard, aux auteurs de nouvelles du XIXe siècle : le narrateur, pour une raison x ou y, se retrouve coincé avec des interlocuteurs inconnus. Un événement extérieur (inondation, situation de guerre civile...) le pousse à raconter une vieille anecdote de sa vie, pour passer le temps, et qui éclaire d'un jour nouveau la situation dans laquelle il se retrouve prisonnier. Le récit enchâssé, c'est un peu les souvenirs d'enfance que vous raconteriez à votre voisin alors que vous êtes pris au piège dans votre ascenseur : quand vous vous séparerez, vous ne vous parlerez pas plus qu'avant, mais pendant cette attente forcée, vous avez partagé des expériences de vie, et vous vous connaissez un peu mieux. Et ça, c'est un dispositif sacrément fécond depuis des siècles.
Bilan : 12/20.
Je le reconnais, je suis dure en affaires. La fin en queue de poisson du roman, quoique tout à fait explicable, m'a laissée sur ma faim (mais pas un mot de plus, je vous garde la surprise). Ce roman a des qualités : sa dénonciation est claire et louable, il ne manque pas de rythme, et il est vraiment accessible. On pourrait éventuellement lui reprocher de flirter avec l'écueil du "bon sauvage", mais cela nous conduirait sur des débats philosophiques interminables sous l'égide de ce bon vieux Rousseau, et là n'est pas le propos.
Le tampon "livre à lire à l'école" est éminemment compréhensible : Cannibale, c'est un livre à faire lire à de très petits lecteurs, et qui permet de faire le point sur l'argumentation, la tradition romanesque, d'ouvrir à tous les auteurs que je viens de citer et de tant d'autres... Une aubaine pour un prof de français ! Mais le problème de ce tampon, c'est que les profs et les élèves s'en lassent, et bientôt, on en vient tous à l'effet Candide : "oh, non, pas encore ce livre, je l'ai déjà lu l'année dernière !"
Mon édition : Cannibale, Didier Daeninckx, 1998. Folio, 2016.
Pour aller plus loin sur la question du cannibale et de l'étranger en littérature, quelques archi-classiques :
- Montaigne, Les Essais, "Des cannibales", 1533-1592 ;- Jean de Léry, Histoire d'un voyage faict en la terre du Brésil, 1578 ;
- La Bruyère, Les Caractères, "De la cour", 1688 ;
- Montesquieu, Lettres persanes, 1721 ;
- Voltaire, l'Ingénu, 1767.
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